En mai 2016, l’Assemblée nationale adoptait la Loi n°74, Loi concernant principalement la mise en œuvre de certaines dispositions du discours sur le budget, qui modifiait notamment la Loi sur la protection du consommateur (LPC) en vue de renforcer le monopole de Loto-Québec. Union des consommateurs s’opposait fortement à cette instrumentalisation de la LPC et à ces mesures qui s’attaquaient de front à la neutralité d’Internet (voir notre réaction).
Dans un jugement rendu le 18 juillet 2018, la Cour supérieure du Québec invalide cette modification apportée à la LPC, à notre plus grand soulagement. (Voir la décision – lien externe)
Un danger pour les consommateurs ou pour le portefeuille de l’État ?
Rappelons brièvement les faits : le gouvernement du Québec, voyant que les sites Internet de poker et autres jeux en ligne mis en place par Loto-Québec n’atteignaient pas leurs objectifs de revenus, a décidé d’interdire au public l’accès à la concurrence. De nouveaux articles intégrés à la LPC imposeraient dorénavant aux fournisseurs d’accès Internet de bloquer l’accès à tous les sites de jeu en ligne considérés « illégaux » qui apparaîtraient sur une liste élaborée par Loto-Québec. Les fournisseurs d’accès qui feraient défaut de bloquer ces sites se verraient imposer des amendes salées.
L’Association qui regroupe des fournisseurs d’accès, l’ACTS, a contesté avec succès les différentes mesures ajoutées à la LPC par la loi n°74.
Alors que le gouvernement prétextait que son interdiction d’accès à ces sites, qui seraient illégaux en vertu du Code criminel, visait à « protéger les consommateurs vulnérables », la Cour supérieure conclut que le rattachement avec la LPC est « superficiel pour ne pas dire opportuniste » et que cette intervention du provincial dans un champ de compétence fédéral, le droit criminel, n’est donc pas justifiée. Le tribunal dénonce plutôt l’intention véritable du législateur : « forcer les fournisseurs de services d’accès Internet à bloquer les sites de jeux de hasard et d’argent que Loto-Québec estime illégaux afin d’augmenter les revenus de la province ».
Compétences fédérales en matière de télécommunications
Outre le droit criminel, le mode d’intervention choisi par le gouvernement pour contrer la concurrence faite à sa société d’État empiétait sur un autre champ de compétence fédérale, soit les télécommunications.
Comme le rappelle le tribunal, la province, si elle estime que les compétiteurs, soit les sites de jeu en ligne, contreviennent au Code criminel, une intervention directe des forces policières contre ces contrevenants aurait relevé de ses compétences. Imposer des obligations de blocage aux fournisseurs de services Internet est par contre une prérogative du fédéral. Et, comme le rappelle la Cour supérieure, prétexter la protection du consommateur – sans aucun argument crédible à l’appui – ne change ici rien à l’affaire.
La Loi sur les télécommunications interdit en effet aux fournisseurs d’accès d’intervenir sur le contenu et sur l’accès sans une autorisation expresse du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC). Le CRTC avait par ailleurs émis un avis en 2016 pour préciser que cet article 36 de la Loi, qui garantit la neutralité d’Internet, interdisait le blocage que tentait d’imposer le gouvernement provincial.
Dans sa décision, le tribunal confirme cette interprétation. En tentant d’obliger les fournisseurs d’accès à Internet à se plier à ces nouvelles dispositions de la LPC, le gouvernement contrevenait à la Loi sur les télécommunications, de compétence fédérale, qui « n’autorise pas les provinces à forcer les fournisseurs de services Internet à intervenir dans le contenu ».
Atteinte à la neutralité du Net
Le principe de neutralité d’Internet nous semble primordial, et les entorses devraient selon nous être, dans tous les cas, réduites au minimum. Obliger les fournisseurs à interdire l’accès à certains sites ou contenus dans le but d’augmenter les revenus d’une société d’État constitue donc à nos yeux une hérésie. La neutralité d’Internet interdit au contraire aux fournisseurs de services Internet de favoriser ou de discriminer le contenu en ligne en raison de son origine, de son format, de sa teneur, de son idéologie ou de sa destination. Dans une société démocratique, l’accès à tous à un Internet libre et ouvert devrait être sacré; notre gouvernement devrait travailler à défendre, préserver et renforcer ce principe plutôt qu’à le bafouer pour des raisons commerciales.
Le gouvernement du Québec arguait plutôt que l’article 36 de la Loi sur les télécommunications, qui garantit la neutralité d’Internet, ne pouvait s’appliquer au contenu illégal. Ainsi, le fait d’imposer aux fournisseurs d’Internet le blocage de sites de jeux de hasard et d’argent en ligne ne pouvait contrevenir à cette disposition.
Le tribunal a écarté cette interprétation, rappelant que « l’article 36 n’autorise pas les entreprises de télécommunications à modifier les signaux, qu’ils soient légaux ou non » et que les jeux de hasard et d’argents en ligne ne font pas exception à la règle. Le juge signale au passage qu’il ne revient certes pas à Loto-Québec, par l’établissement d’une liste de sites interdit, de désigner des contrevenants au Code criminel, un processus qui relève bien entendu du judiciaire.
Ironiquement, certains des membres de l’association qui a eu gain de cause dans cette affaire plaident eux aussi dans un dossier en cours devant le CRTC (voir nos commentaires sur ce dossier) que les effets de l’article 36 doivent se limiter au contenu légal.
Union des consommateurs se réjouit donc de cette décision de la Cour supérieure, qui participe à préserver la neutralité d’Internet et qui dénonce au passage l’instrumentalisation de la Loi sur la protection du consommateur que nous dénoncions également. Espérons que le gouvernement, dans l’intérêt public, prendra acte des instructions du tribunal et qu’il ne poussera pas l’arrogance jusqu’à porter cette décision en appel.